1. J'ai habité quelques années au pied de la butte Montmartre. Je
travaillais à l'époque dans une grande librairie située sur la place de
Clichy. J'ai rencontré François dans un café du coin. Il venait d'emménager
au troisième étage du bâtiment qui abritait la librairie au rez-de-chaussée
Il passait me voir dans la matinée et achetait souvent des livres. J'ai pris
l'habitude de le rejoindre chez lui en fin d'après-midi. Je n'ai jamais su
ce qu'il faisait exactement. J'avais l'impression qu'il passait son temps
face aux baies vitrées de son appartement, qu'il suivait avec ses jumelles
le mouvement de la place pour me raconter ce qu'il avait vu pendant la
journée: une vieille dame avait glissé sur le trottoir, un scooter avait
heurté un passant. De sa tour de contrôle, il aimait suivre les trajectoires
irrégulières des pickpockets. Il connaissait les putes et les gigolos du
quartier, distinguait même leurs clients.

2. Alors que je lui montrais un jour son nouveau quartier, nous nous sommes
arrêtés face au socle vide de la statue de Charles Fourier. Je lui expliquai
que le bronze de ce penseur socialiste avait été installé par ses partisans
en 1899. Il avait été fondu par les Allemands pendant la Seconde Guerre
Mondiale. Dans la foulée de Mai 68, des jeunes avaient installé une réplique
de l'original qui avait tenu en place quelques jours. C'était une statue au
rythme étrange. Une sorte de clignotant déréglé dans le siècle relié à un
interrupteur que l'on s'était amusé à manipuler pour faire venir et
disparaître un homme que l'on avait finalement oublié. François a tourné
autour du socle puis s'est hissé sur le bloc gris. Maigre comme une
allumette, il est resté planté tout droit sur la pierre chaude. Son visage
rayonnait sous le soleil d'été et j'ai eu pendant quelques secondes
l'impression que ses cheveux ­la poudre au bout de son corps- avaient pris
feux.

3. Quelques jours plus tard, nous étions à nouveau assis dans son salon. Il
racontait avec excitation l'événement dont il avait été témoin pendant que
je vendais des livres. Un homme avait planté un couteau dans le dos d'une
jeune femme. L'agresseur s'était perdu dans la foule. Interrompant
brusquement son récit, il s'est précipité en dehors de la pièce comme s'il
s'était souvenu que ses pâtes bouillaient sur le feu depuis des heures. Il
est revenu à l'instant. Il marchait lentement en fixant un morceau de
papier. «J'ai retrouvé les doigts d'un autre Charles, de John Charles Faré
». J'ai eu du mal à distinguer les phalanges inertes sur la vieille photo en
noir et blanc. Il prétendait avoir connu cet artiste qui s'était,
disait-il, détaché progressivement de son corps. Il a ajouté que je tenais
entre les mains la seule photo de cet excentrique canadien qui avait tout
fait pour ne laisser aucune trace avant de se donner la mort. Je regardais
son précieux document avec étonnement. Je croyais à moitié à ses histoires.

4. J'étais installé à New York lorsque M., une réalisatrice mexicaine, m'a
écrit pour me dire qu'elle faisait des recherches sur Faré pour un
documentaire. J'ai immédiatement pensé à François dont je n'avais pas eu de
nouvelles depuis mon départ. Je lui ai envoyé plusieurs mails auxquels il
n'a pas répondu.

5. Lors de mon dernier passage à Paris, j'ai voulu profiter de mon escale
pour savoir ce que François était devenu. J'empruntai le même chemin que je
parcourais pour me rendre à la librairie. Le socle vide était toujours à sa
place, planté au centre de l'allée qui sépare les deux voies du Boulevard de
Clichy. Mais il y avait quelque chose d'autreŠUn reflet que je n'avais
jamais remarqué. Il m'a fallu du temps pour comprendre qu'une fine plaque de
marbre avait été posée sur la pierre. J'avais toujours pensé que les
mouvements de cette statue avaient un sens. Mais cette excroissance, ce
tissu presque invisible qui couvrait désormais subtilement le vieux tronc
fatigué? Assis sur un banc, je regardai les passants. Face au cinéma, les
queues s'étiraient jusqu'à la rue. Les cafés étaient pleins. La place de
Clichy vibrait. Je levai les yeux vers la tour de contrôle de François. Un
avion passait dans le ciel de Paris.

David Puig